• Ainsi va la vie...

     

    Ainsi va la vie...

      

    Je connais une jeune femme adorable, compétente, attentive, joyeuse, courageuse, au caractère bien trempé et au jugement de valeur. Cette sacrée perle que j'ai le plaisir de côtoyer depuis deux ans via les Deux Encres fera le 21 décembre prochain un petit  entrechat et trois galipettes qui la mèneront de l'autre côté du chemin, vers d'autres aventures. Elle a demandé un curieux cadeau de départ à sept auteurs de la maison d'édition: une petite histoire dont la consigne était de commencer et finir par la même phrase... C'est ainsi que Michel Flandin, Didier Fossey, Damien Jayat, Luc Mérandon, Jean-Baptiste Seigneuric, Solange Tellier et moi-même nous sommes retrouvés associés dans cette drôle d'entreprise, que je vous livre ici...

    Bon vent à toi, Miss Zoë, et à bientôt!

     

    MILO DRAME

      

    Si vous m’aviez dit, il y a 4 ans, que je vous demanderais une telle chose, je ne vous aurais jamais cru, et pourtant… Si on s’en tient au service demandé, il n’y a pas de quoi fouetter un chat, c’est sûr ! Garder Milo, mon poisson rouge, rien de bien compliqué. Pourtant vous savez, les uns et les autres, ce qu’il représente pour moi : le rouge de la passion, mon signe astral préféré, l’eau milieu originel par excellence, le globe de verre… Quatre années partagées aussi avec lui depuis ces fameux tirs à la carabine, souvenez-vous, à la fête patronale de Sainte-Verge. Tous les 7, vous avez essayé vainement de crever ces maudits ballons multicolores, mais, chaque fois, les plombs filaient à côté de leurs cibles. Jusqu’à ce qu’il réussisse, lui, dans cet exercice qui vous avait vu tous échouer lamentablement !

     Je laisserai de côté ces images, d’autant que vous êtes devenus depuis de fins… tireurs : deux tireurs à l’arc, rien que ça, une tireuse de cartes, un tireur de penalties, sans oublier un voleur à la tire, une tireuse de plans sur la comète et même un tire au flanc ! Belle équipe !

     Je sais, j’y suis peut-être allé un peu fort : garder Milo, à tour de rôle un mois chacun - 7 mois en tout - mais surtout chaque fois dans un pays différent… Vous avez dû penser à un nouveau caprice de ma part, tout ça pour que je puisse le retrouver…

     Garder Milo, quelle aventure ! Dès le début je pensai que seule Vénus pouvait s’y coller. Vénus, étoile du berger. Cela tombait bien au fond pour Milo. Si on trouvait Vénus on trouverait le berger et pour un berger se faire gardien d’un poisson avait tout de la sinécure. Je décidai donc, moi la tireuse de plans sur la comète, de partir en Grèce pour dégotter, ou bien la Vénus ou bien un berger qui pourrait m’aider dans cette délicate mission. Un berger grec ! Mon fantasme ! J’embarquai donc Milo à bord de ma Laguna et arrivai après un long périple, un samedi du mois de juin, dans la cité de Montmorillonos, bien connue pour ses élevages de moutons. Le berger ne devrait pas être trop difficile à trouver, et le convaincre de collaborer avec moi pour veiller sur Milo devrait être chose facile. Je me dirigeai dans un premier temps sur la place principale de Montmorillonos encore toute endormie sous ses tilleuls accrochant dans leurs branches la brume matinale. Drôle d’endroit ! Des tentes étaient dressées un peu partout et sur les tables que l’on y avait installées, s’alignaient des piles de livres. Je fus reçue fort gentiment, non pas par un berger mais par une souriante jeune fille. Une belle Ondine aux cheveux d’or, une Sirène accrochant le soleil dans ses cheveux. Tilt ! Une Sirène pour garder le poisson rouge ! A défaut de berger je venais de tomber sur la perle. Je décidai donc de rester en Grèce où j’allais pouvoir mettre le poisson rouge au vert. Au vert, oui, car de concert avec la Sirène nous décidâmes pour garder l’animal de nous installer sous les tilleuls de la place de Montmorillonos.

     Le mois passa très vite et quand il fallut quitter la Sirène j’étais fort triste vous pouvez bien l’imaginer. Il fallut aussi se résoudre à refiler Milo avec l’eau de son bain…

     La Sirène en question, je ne l’avais jamais rencontrée. Mais sa douce voix collait parfaitement. Seulement voilà, je n’étais pas là pour m’émouvoir. J’avais besoin d’une voiture, c’est tout. Sur la place, les deux femmes se disaient au revoir et prenaient idéalement trop de temps pour se quitter. Je m’étais glissé dans la Laguna. Les clefs me souriaient imprudemment prêtes à donner le contact. La voiture démarra, je claquai la portière et partis en trombe sans me retourner. Moi, j’avais juste besoin d’une voiture pour filer à l’aéroport. Garé à la va-vite au dépose-minute, j’avisai à ce moment-là un petit aquarium sur la banquette arrière. Je ne suis pas du genre à m’émouvoir de ce genre de bestiole, mais le poisson me regardait tranquillement avec ses gros yeux démesurés par la réfraction du bocal. Je ne sais pas pourquoi, je l’embarquai sous mon bras. Il me restait encore quelques minutes pour trouver sa nourriture dans le coffre. Il y avait seulement des livres, beaucoup trop à mon goût, des auteurs inconnus souriant malgré tout sur leurs jaquettes. J’en pris un au hasard et l’embarquai avec mon nouvel ami. Arrivé dans l’aéroport, je me rendis compte de mon erreur : je ne passerais pas la douane avec le poisson. Et puis là où j’allais, à l’autre bout du monde, au pays des manchots, peu de chance qu’il s’acclimate. Avant de le quitter, j’émiettai quelques pages de livre au dessus du bocal. En tout petits morceaux : un mot par fragment. Le poisson de bonne volonté s’y essaya, mais recracha la nourriture sans doute trop spirituelle. Je ramassai quelques miettes de croissant sur le comptoir d’un bar et saupoudrai l’aquarium. Il battit gentiment de la nageoire en dernier salut. Là, bien en évidence, au milieu de la foule, il se trouverait certainement quelqu’un pour en prendre soin mieux que moi.

     Je traînais ma flemme dans l'aéroport de Montmorillonos, moi, Norbert le tire au flanc le plus célèbre de Grèce, le plus grand fainéant que la terre ait porté. J'étais arrivé là un jour en provenance de… ah oui tiens !!! D’où est-ce que j'arrivais déjà ? Je ne m'en rappelle même plus. Pour quelle raison ? Je ne m'en rappelle plus non plus. Pour tout dire, je devais être attendu à l'aéroport et personne n’était venu me chercher. Je suis resté là, les bras ballants, pendant des heures, à attendre que l'on vienne mais personne n'est venu. Alors j'ai erré dans cet endroit, me suis doucement laissé gagner par l'indolence des gens et par la douceur du climat. Petit à petit, les personnes qui travaillaient là m'ont pris en sympathie et je suis devenu l'un des leurs, une figure incontournable. Je rends des petits services, à tout le monde, ça me permet de gagner quelques drachmes et de vivre sans trop faire la manche.

     J'aime bien rendre service, surtout aux deux hôtesses de sol de la compagnie aérienne locale, Zoë et Céline. Elles sont plutôt mignonnes et leurs sourires valent tous les pourboires du monde.

     Je me dirigeais tranquillement vers les guichets où elles officiaient quand je le vis. Sur le sol, au milieu du passage, un bocal, tout rond, rempli d'eau dans laquelle nageait un magnifique poisson rouge.

     Je me penchai, regardai autour de moi, personne en cette heure plutôt matinale. Il me vint une idée. Je ramassai le bocal, le portai à hauteur de mes yeux, Bubulle me regardait en ouvrant la gueule mécaniquement. Non, Bubulle c'est pas un nom pour un poisson rouge, il faut que je le baptise autrement, que je sois original.

     J'arrivais au comptoir, Céline levait la tête, me souriait, Zoë n'était pas là. Derrière elle une affiche représentant la Vénus sans bras. J'avais trouvé le nouveau nom de Bubulle.

    Tiens Céline, je t'ai amené un petit compagnon pour Zoë et toi.

    — Un poisson rouge ! Il a un nom ?

    — Oui, il s'appelle Milo.

    — Merci Norbert, Nous allons en prendre soin. 

     En prendre soin... Malgré un sourire de façade, elle avait l’air un peu désemparée, l’hôtesse, son bocal entre les mains. Le généreux donateur est parti comme il était venu, en glissant sur le sol un peu comme un serpent, avec un vague air d’excuse. Elle a jeté un regard angoissé autour d’elle, et son regard a accroché le mien. Je devais avoir une tête à caresser le merlu dans le sens des écailles, car elle m’a lancé le genre d’œillade qui requiert une réponse diligente et surtout, positive.

    — Monsieur ! Oui, vous ! Vous êtes un sacré veinard, vous savez : vous venez d’être tiré au sort, et vous êtes le grand vainqueur du jour !

    — Mais... je n’ai joué à rien.

    — Justement ! La compagnie vient de décider à l’instant de récompenser un voyageur émérite, vous en l’occurrence. Quelle chance ! Regardez, ce poisson rouge n’attend plus que vous. Il s’appelle Milo.

    Mon vol pour Montréal partait tout juste dans dix minutes. Ma décision a vite été prise.

    — Va pour le poisson. Je vais au Biodôme apprendre à jouer au football aux manchots, je lui trouverai bien un poste, gardien de bulles, peut-être. J’accepte, mais à une seule condition.

    — Laquelle ?

    — Il faut que vous veniez avec moi.

    — Mais je dois partir pour Bamako dans une heure ! Je ne peux pas ! Pourquoi je ferais ça?

    — En tant qu’hôtesse de l’air, vous devez bien maîtriser le tir à l’arc, non ?

    — Je me défends, oui, mais seulement avec un arc en ciel. Comment avez-vous deviné ?

    — Facile : vous avez des rayures multicolores sur les doigts de la main gauche.

    — Bien vu. Et quel serait mon rôle dans cette histoire ?

    — Ce poisson est une garance d’Andrinople, je le sais, j’ai eu le même quand j’étais gamin. On peut le faire devenir énorme et amphibie si on lui fournit la nourriture adéquate...

    — Qui est ?...

    — De la viande de guimauvocao, une espèce rarissime d’ours volant qui se déplace à vitesse supersonique et que seule une flèche peut transpercer... Une flèche que vous auriez lancée... Alors ?

     

    Céline en avait sa claque de la compagnie aérienne qui l’exploitait sans contrepartie, et la convaincre fut un jeu d’enfant. Elle m’a expliqué plus tard comment à partir d’un grain de folie, elle réussissait à faire pousser une plante assez robuste pour lui fournir des flèches qui se transformaient en arc en ciel sitôt lâchées dans la nature. Je l’ai soupçonnée au départ d’être venue avec moi uniquement pour s’assurer que je tiendrai ma promesse et que Milo deviendrait le meilleur tireur de penalties au monde, mais peu importe : j’avais ma Diane chasseresse, mon futur héros et un mois pour réussir. Ma fortune était faite... En attendant, Milo tournait en rond dans son bocal, sa neurasthénique insouciance pour seule compagne...

     

    Sept heures plus tard, Milo, Céline et ma pomme, survolions à basse altitude le Stade Olympique de Montréal. Dans trois minutes nous serons posés sur une des pistes de l’aéroport Trudeau de Dorval. Alors que j’admirais la majestueuse flèche penchée du fameux stade, Céline partagea le souvenir de sa 4ème place aux épreuves de Tir à l’Arc-en-Ciel aux J.O. de 1976, ici même, alors que Zoë, sa co-équipière et grande tireuse elle aussi, ravissait la médaille en chocolat ; à l’entendre, 4ème aux Jeux Olympiques ce serait frustrant, une vague histoire de métaux m’expliqua-t-elle… Bref, les médailles on s’en tape, vu que Milo, déjà dépourvu de bras et de jambes (de facto recalé comme tireur de penalties), n’a pas non plus de cou, autour duquel lui passer une quelconque breloque ! Mais du coup, je me sentais un peu moins à l’aise avec ma nouvelle compagne (de voyage) car ma pomme avec une tireuse (à l’arc-en-ciel) de cet acabit… Pourvu qu’elle ne me refasse pas le coup de Guillaume Tell ! Je ne voudrais paraître plus goujat que je ne le suis déjà mais, 1976, ça commence à dater… et sa vue ? Elle avait probablement perdu quelques dixièmes en route, la Céline ! Il fallait que ce soit sur moi que ça tombe ! Un voleur à la tire comme votre serviteur, qui a toujours réussi à échapper à toutes sentences judiciaires ; je n’allais tout de même pas finir ici, dans la neige, une flèche plantée entre les deux yeux !

      

    Donc méfiance…

     

    Dès les formalités douanières passées, nous quêtâmes l’informateur pertinent qui nous mettrait sur la piste des guimauvocaos. Le guichet de « Bonjour Québec » face à nous me sembla d’ailleurs, tout à fait approprié.

    Et pourquoi donc cherchez-vous des guimauvocaos ? Y-en a donc pas dans vot’pays ? questionna l’aimable jeune fille à l’accent étrange.

    — C’est une longue histoire… coupa Céline, vu que Milo commençait à crier famine. Nous devons en trouver le plus vite possible ! S’il vous plaît, Mademoiselle, c’est urgent.

    — OK ! M’en va voir c’que j’peux faire pour vous aut’ !

     Elle s’éclipsa… pour revenir deux minutes plus tard avec un très vieux Monsieur. Je lui donnais dans les 120 ou 125 ans, peut-être même 126. Mais bon, pourquoi pas !

    — C’est Monsieur Tremblay, mon superviseur ! annonça-t-elle fièrement. Il a longtemps été chasseur de guimovocaos.

     

    Pressé par Céline, le vieux chasseur prit la parole.

    Tout doux, mes jeunes amis. D’abord les ours volants c’est assez singulier comme animal… Pis surtout, sont très rusés. Alors, vous attendez pas à une partie de plaisir pour en débusquer un, c’est pas comme le raton laveur. Parce que le raton laveur, voyez-vous…

    Monsieur Tremblay, le Guimovocao s’il vous plaît…

    Ah oui… Pardonnez-moi ! Où en étais-je ? Ah oui… M’en va vous expliquer. D’abord, faut vous rendre jusqu’à Chibougamau, dans le Nord, pis une fois icitte, continuer vers l’Ouest, mais attention, y-a plus d’route, juste une tabarnak de maudite piste dans la forêt…

    — Une fois sur la Transcanadienne, prenez l’autoroute Chomedey vers le nord, expliqua la passagère.

     

    Depuis mon bocal calé sur le siège derrière le chauffeur, je devinais la copilote luttant pour déplier une carte manifestement conçue pour être lue dans n’importe quel lieu sauf celui où en a besoin. Deux fois, le chauffeur faillit ouvrir sa fenêtre d’un coup de tempe en évitant le papier contondant.

     

    — Attention avec votre carte, nom de Dieu ! Il y a un camion devant qui…

     

    Depuis mon aquarium je ne voyais pas le camion. En revanche j’entendis très bien le crissement des pneus sur le bitume avant que la voiture effectue son fameux « tête à queue ». Puis le non moins fameux « bang ! » contre la rambarde du pont. C’est là que mon bocal vint s’éclater sur la porte arrière droite. La fenêtre ouverte fut l’occasion d’un superbe penalty, le gardien ne put rien faire. J’eus à peine le temps d’apercevoir l’île aux Chats avant de plonger dans le Saint-Laurent.

     

    Lorsque je retrouvai mes esprits, les eaux du fleuve s’étaient tellement élargies qu’on aurait dit la mer. Ah tiens, non, c’est bien la mer ! On m’avait prévenu : la mer, tu verras, c’est quand tu ne vois plus le bord de l’aquarium et que l’eau a un goût de bouillabaisse froide.

     

    Que faire dans cette immensité ? Pas mieux que nager. Alors je nage. Me laissant aussi porter par le Gulf Stream pour économiser mes forces. Ca a duré… ah, si je n’avais pas cette mémoire de bulot, j’aurais pu compter les heures, les jours ! Je me souviens d’avoir attrapé au vol (si je puis dire) une multitude de grains de plancton. J’ai le vague souvenir d’avoir croisé un requin qui semblait avoir une dent contre le monde entier. Je sais qu’un soir j’ai pris un verre avec un coureur de la route du Rhum. Excellent. Pas le coureur ! Le rhum…

     

    Et un après-midi, la côte. De sable et de roches, vers lesquels le courant m’entraînait. Au fil des minutes je distinguai des silhouettes sur la bande minérale, puis leur agencement caractéristique en période estivale : des humains. Alignés comme des… comme des sardines sans boîte. Faut-il être bête.

     

    Quelques secondes avant de toucher terre, malgré mes efforts pour rester dans mon élément, je buttai contre une chair souple. Un petit cri, puis deux mains m’encapsulant. Je m’ébrouai au creux des paumes et découvris… Il me fallut passer huit fois les nageoires sur les yeux pour être sûr.

     

    — Vous ? Mon cher maître ? Mais que faites-vous sur cette plage d’Agadir ?

    — J’allais vous poser la même question, cher Milo. Et si vous m'aviez dit, il y a quatre ans, que je vous demanderais une telle chose, je ne vous aurais jamais cru. Et pourtant..."

     

     

     

     

     


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